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31 octobre 2009 6 31 /10 /octobre /2009 19:38

"Les chats d'Istanbul, explique el Gaviero, sont d'une sagesse absolue. Ils contrôlent complètement la ville, mais ils le font d'une façon tellement prudente et silencieuse que les habitants ne se sont jamais rendu compte de ce phénomène. Cela doit remonter à Constantinople et à l'Empire d'Orient. Je vais vous dire pourquoi: j'ai soigneusement étudié les itinéraires que prennent les chats à partir du port, et ils suivent toujours, sans jamais dévier, ce qui fut les limites du palais impérial. Celles-ci ne sont plus visibles car les Turcs ont construit des maisons et ouvert des rues là où se trouvait jadis l'espace sacré des oints de la Théotokos. Et pourtant les chats les connaissent d'instinct et les parcourent toutes les nuits, entrant et sortant des constructions élevées par les infidèles. Après quoi, ils montent jusqu'à la pointe de la Corne d'or et se reposent un moment dans les ruines de palais de Baltchernes. Au lever du jour, ils regagnent le port pour faire le compte des navires qui sont arrivés et s'assurer du départ de ceux qui quittent les quais. Mais le plus inquiétant, c'est que si vous amenez un chat d'un autre pays et que vous le laissez dans la port d'Istanbul, la nuit même, sans hésitation, le nouveau venu accomplit le parcours rituel. Ce qui veut dire que les chats du monde entier conservent dans leur mémoire prodigieuse les plans de l'auguste capitale des Commènes et des Paléologues."
Alvaro Mutis

L’heure de la troisième prière a sonné et le vieil homme assis sous un platane qui se dresse près de la mosquée de Beyazit replie son journal, repose délicatement sur le sol, le chat venu se blottir contre lui alors qu’il lisait, avant d’entrer dans le lieu de culte. L’animal se dirige tranquillement vers un autre lecteur, saute sur ses genoux, l’homme interrompt à peine sa lecture pour caresser le félin qui, après deux tours sur lui-même se pelotonne confortablement avant de s’assoupir à nouveau.

Le chat de la cité stanbouliote jouit d’une attention et d’un respect étonnant et, jamais je n’ai surpris l’ébauche d’un geste agressif envers ces nombreux quadrupèdes qui promènent leur nonchalante silhouette un peu partout dans la ville. Le chat vous aborde, vous reconnaît, vous adopte et tout lui semble permis. Indépendant et fier de nature, l’animal n’abuse pas de ses prérogatives. Istanbul leur a dédié un quartier : Cihangir, quartier des chats.
L'attention particulière des habitants envers cet animal domestique viendrait de ce que le prophète Mohamed aurait, un jour, alors que l’heure de la prière avait sonné, déchiré un morceau de sa tunique sur lequel était endormi Muezza, son chat, pour ne pas avoir à le réveiller. Certains racontent même que c’est au prophète que le félin doit son aptitude à retomber sur ses pattes.

Sans domicile fixe pour la plupart, ils flânent dans les rues, quêtent sous les tables des restaurants et se regroupent près des lieux de cultes et dans les cimetières. Traités avec bienveillance, ils peuvent compter pour le couvert sur les fidèles aux félidés qui les nourrissent abondamment, quant au gîte, ils se débrouillent très bien par eux-mêmes.
En échange de ces largesses, les chats assurent consciencieusement leur fonction raticide silencieuse et utile pour les villes.

A l’inverse, les chiens, moins bien lotis, se font beaucoup plus rares et réellement plus discrets dans les rues où ils sont quelque peu malmenés. Leur sort fut plus enviable au 19e siècle, les voyageurs européens Chateaubriand, Lamartine, Nerval, ont décrit les nombreuses bandes de chiens des rues de celle qui n'était pas encore Istanbul mais Constantinople. Chaque quartier avait alors ses chiens, vivant en bonne harmonie avec les habitants, faisant souvent office d'éboueurs ou de signal d’alarme pour les incendies.
Leur sort bascule en 1910 : 30 000 chiens sont enlevés puis déportés sur l'île d'Oxia, au large d'Istanbul. Privés d'eau et de nourriture, ils vont s'entredévorer. Il semble que cette campagne d’éradication des chiens des rues intervenue un an après la déposition du sultan n’ait été en aucun cas dû à un quelconque principe de précaution ou de régulation de la gent canine et marquait plutôt une rupture symbolique avec l’ancien régime. L'attachement à ces chiens apparaissant à beaucoup de membres du nouveau régime comme un signe de superstition et d'obscurantisme.

Les canidés subiraient encore des campagnes d'empoisonnement et de gazage. Je comprenais mieux pourquoi La plupart de ces pauvres bêtes faisaient profil bas et rasaient les murs jusqu’à s’y fondre à Istanbul. 



Côté ciel, des centaines de pigeons ont élu domicile dans les dômes et les arches des mosquées. Assises sur de petits tabourets, des femmes vendent des graines qu’elles déposent dans des coupelles pour les jeter facilement aux oiseaux. Un petit commerce dont bénéficie les pigeons aux aguets qui fondent en battements d’ailes désordonnés dès que ces friandises leur sont lancées par les touristes avides de photos souvenir, par les enfants ou ceux qui prennent plaisir du turbulent spectacle ailé. Le volatile truffé de parasites ne serait pas très fréquentable mais personne ne semble s’en soucier vraiment. La mouette, version aquatique du pigeon, occupe en nombre les berges du Bosphore et fait cortège avec force cris et piaillements aux bateaux de pêche dans l’espoir de récolter, quelques déchets de poissons jetés par dessus bord. Aux cris des mouettes et des corbeaux de la rive occidentale répondent le chant des rossignols de la rive orientale.



Plus inattendu dans une ruelle du quartier d’Eminönü, un petit coq au plumage chamarré couve des yeux une poule de même taille. Le couple appartient au serrurier qui les abrite sous son établi. La grippe aviaire ne les a pas encore touchés.

Mais à la nuit tombée, il ne reste que les chats qui s’approprient les rues désertées pour en faire leur royaume.

Février 2003 - septembre 2006
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